Accélérer la transition numérique - vers un télétravail plus répandu
La pandémie nous intime une prudence dans les déplacements et
relations aux autres. Le télétravail offre des conditions que
beaucoup valorisaient bien avant le confinement -
l'ouvrage Manager le travail à distance et le télétravail
de Daniel Ollivier dresse par exemple le bilan de plusieurs
expériences positives. En m'appuyant sur les témoignages de
professionnels de secteurs variés, je veux souligner les
caractéristiques désirables du travail et contribuer à défendre
les caractéristiques éminemment utiles des outils numériques,
concernant la production professionnelle, le développement des
territoires et la croissance économique. Il y a toutefois un
contexte à bien garder en tête, de même que des limites connues,
discutées, pour qui a recours, depuis les années 2000 à ces
instruments de collaboration à distance. Faire saillir la tension de
l'outil, l'usage que les individus en font : c'est l'objet de ce
post, pour mieux cerner les potentiels sociétaux qui se présentent. Au centre de ces questions, c'est ce qu'hommes et femmes peuvent et veulent produire ensemble ; de l'individu (plus ou moins appuyé d'une IA bienveillante) à un collectif (l'entreprise, le syndicat, l'institution, le corps militaire, la troupe théâtrale, etc.).
Adopter le télétravail - entre efficacité et création de "valeur"
Dans le rapport sur L'économie et la société à l'ère du numérique 2019, la Dares indique un nombre peu élevé de
télétravailleurs en France ; les chiffres sont donnés d'après une
étude menée en 2017 et sur la base d'une comparaison avec les
autres pays européens. Salariés, cadres, employés, professions
intérimaires (et même ouvriers), un petit nombre d'entre eux
pratiquent alors le télétravail (18,9%).
Or, en mars 2020, les Français ont basculé
massivement en télétravail et un florilège de guides de bonnes
pratiques s'est échangé au fil des dernières semaines (celui de
l'Ehess
par exemple). Ces documents, alliant généralement textes et images,
se veulent incitatifs ; ils encouragent l'adoption de comportements
équilibrés et privilégient la structuration d'un quotidien autour
d'habitudes, de gestes réguliers.
Le développement de l'informatique et des
technologies numériques, paradoxalement, a donné corps à des
productions et activités qui dépendent de toutes autres conditions
de travail. Les jeux vidéos, l'industrie de l'information et les
créations audio-visuelles par exemple sont tout autant de produits
crées qui constituent également une plus-value économique. En
termes d'activités, il y a également le secteur de la coopération,
de l'humanitaire, l'activité de recherche scientifique qui supposent
ou entraînent des déplacements - et par conséquent altèrent
l'évidence d'un quotidien habituel.
Il y a, dans la structuration régulière de
l'activité, l'attendu implicite d'une efficience - les choses sont à
leur place, on effectue les taches dans un temps donné et mesurable.
Les individus apprécient toutefois, pour certains d'entre eux, le
changement, le mouvement ; la configuration nouvelle est possiblement
source de stimulation. Plusieurs professionnels, des philosophes aux
journalistes, trouvent dans le déplacement la raison d'être de leur
activité, et l'écritoire portative a existé avant l'ordinateur
portable :)
La proximité physique : comprendre l'autre (de son caractère à sa façon d'être au monde)
S'il est question aujourd'hui de faire du mieux à
partir des événements récents, il est nécessaire de penser le
numérique en termes de conditions de travail et par rapport à la
finalité souhaitée des activités. Ce qui est à penser, c'est la
nature des relations développées dans le cadre professionnel et le
résultat en termes de productivité ; travailler permet des
retombées concrètes pratiques et économiques - c'est tout au moins
le résultat attendu - cela structure également un rapport à la
société, en développant également un relationnel spécifique.
Chan Langaret, enseignant vacataire et assistant
chercheur, intervient au CNAM et à l'Université Paris X depuis 15
ans. Il a, concernant l'enseignement à distance, une position claire
: les informations accessibles vont dans le sens de "consommateurs
éclairés" et non pas d'"apprenants". Wikipedia, les
tutos - pour parler des contenus actuels que porte le Web - mais
aussi les expositions, les ouvrages - sont autant de données qu'un
individu lit, articule, assimile à sa façon ; l'apprentissage,
toutefois, suppose une autre relation. Il s'agit d'intelligences en
présence et d'une relation asymétrique, avec A en position de
Maître ou de "sachant", et qui vient éprouver, valider
les informations retenues et questionner le raisonnement montré.
Cette relation s'appuie au-delà des paroles sur un ensemble de
perceptions non-verbales, permettant d'affiner la compréhension de
l'autre et d'orienter de ce fait les réponses apportées et le suivi
dans la durée. Les outils de visio-conférences apportent des
solutions et des canaux possibles - toutefois, ils donnent, de
l'expérience immédiate, une image tronquée, introduisant plus
d’incertitude. La vidéo de Clément Gonzales, As it used to be (2013) soulève ces questions (et si vous voulez y jeter un coup d’œil, c'est ici).
Cédric Bache, fondateur de La Belle Games, a
développé son activité, comme bon nombre de créateurs de
jeux vidéos en intégrant la distance ; producteurs, auteurs et
collaborateurs sont de part et d'autres du globe, et chacun de ces
rôles a sa spécificité dans la chaîne de travail. Mais peut-être
plus encore que pour les développeurs web (et le métier d'UX design
s'appuie d'ailleurs sur cet impératif de comprendre la réception
des sites par les utilisateurs), certaines opérations demandent une
présence. "Le jeu vidéo fait appel à la créativité, il faut
happer le spectateur, et pour ça, il y a toute une dimension, du
côté humain, réactif, où tu dois suivre le regard, qui est
nécessaire. La gestion à distance, ça entraîne une fatigue qui
joue à plusieurs niveaux mais qui met souvent au centre la question
d'interprétation".
L'enjeu de la présence va donc plus loin que la
seule relation informelle que décrit Pierre Blanc-Sahnoun dans
l'article de l'Obs
« Demain, au bureau, les réunions virtuelles seront la norme et les
rencontres physiques l'exception ». Rappelant la façon dont les
individus adaptent les normes prescrites pour dégager leur propre
efficacité et intérêt (et Michel de Certeau décrivait de la même
façon la pratique de la perruque dans L'invention du quotidien),
il met en avant la créativité que sauront trouver les salariés et
employés dans les pratiques de télétravail pour recréer de
l'interpersonnel. Il est certain que les individus ré-aménageront
leurs pratiques professionnelles ; une partie du travail a résidé
toutefois dans la co-présence, dans la proximité, les côtoiements
comme le souligne Pierre Bouvier dans Le Lien social;
trouvera-t-on une même cohérence, une même satisfaction à
travailler (en termes de professionnalisme) sans ces engagements
corporels, sans les risques pris pour éprouver la situation sur
place?
Pragmatisme, professionnalisme et confiance : bâtir ensemble
Mame-Yaa Bosumtwi, secrétaire exécutive de l'Organisation des Premières Dames d’Afrique pour le Développement, revient, à l'occasion de cet article, sur son expérience du télétravail. A ses yeux, l'adoption de plus de télétravail fonctionne. C'est lié aux circonstances, aux mesures sanitaires qu'impose le coronavirus, mais c'est également une organisation qui lui permet de mieux concilier responsabilités professionnelles et logistique privée. "Les rencontres physiques c'est toujours trés trés bien mais le risque il est là pour rester avec nous" et en l'occurrence, le télétravail permet en ce moment de s'adapter aux circonstances ; les événements de l'association programmés pour le début de l'été sont maintenant transformés en des rencontres en ligne et webinars, et les activités se poursuivent, celles-ci portant sur les enjeux liés à la santé, le genre et l'éducation à l'échelle du continent. En tant que manager, elle fait confiance à son équipe qu'elle sait fiable. Son investissement professionnel influence le déroulement de sa vie privée, c'est une réalité qu'elle accepte.
Outre une dimension cognitive, sur des enjeux de
créativité et de transmission c'est également le sens prêté au
travail que questionnent ainsi ces diverses modalités. Le numérique
porte bien entendu des richesses fantastiques ; il semble toutefois
primordial de garder en tête la façon dont se tissent les liens
sociaux et s’élabore une pérennité. Or, pour amorcer ou
consolider celle-ci, c'est probablement la capacité à maintenir
entre collaborateurs cette tension entre normes et autonomie, entre
indépendance et corps social. Il semble essentiel, dans cette
perspective, de réserver du temps pour garantir certaines rencontres
physiques et les valoriser comme telles, malgré le pratique des
télécommunications. Ces moments sont essentiels, comme le
soulignent plusieurs acteurs engagés du numériques, tels que l'agence Spintank ou encore l’école du numérique Simplon.co au
regard des secteurs d’activités développés mais aussi pour
réaffirmer le collectif. Lorsque celui-ci existe, lorsque la
relation est bien établie, les TICs prennent le relais et permettent
de re-créer les à-côtés goûteux de la sociabilité humaine.
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